Résumé #4 – Journée d’étude de l’AREFE

Le débat sur les sports électroniques, et après ?
Vers une analyse des liens entre les mondes des sports et des jeux vidéo

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« Les carrières de performance dans les jeux vidéo : Des carrières de sportifs ? »

Simon LE ROUX (Université Sorbonne Paris Nord)

Mots clés : Carrière, institution, apprentissages, sociabilités, conditions matérielles

Les recherches sociologiques sur les formations sportives (sports études, écoles de danse…) ont pu montrer à quel point celles-ci jouent le rôle d’une institution parfois englobante pour l’individu qui entre dans une carrière sportive (Faure, 2013 ; Bertrand, 2012 et 2014). La plupart des sports, en France, appliquent ce modèle de carrière formalisée conjointement par l’institution sportive et éducative, s’imposant comme un modèle unique du devenir sportif. Mais qu’en est-il des activités qui échappent (encore peut-être) à ces cadres institutionnelles ?

L’esport se développe fortement depuis la fin des années 2000. Des logiques économiques se mettent en place autour des compétitions de jeux vidéo : joueurs professionnels, structures rémunérant des joueurs et staffs dans l’optique de performer dans les championnats dans lesquels les équipes sont inscrites, au-delà des cashprices. Les joueurs sont de plus en plus encadrés lors de la signature de contrat professionnel, mais peu d’organismes et encore moins d’institutions ne prennent en charge la formation des jeunes joueurs. S’il semble y avoir peu de formalisation de ces trajectoires, de ces carrières de joueurs, peut-on avancer qu’il n’y a pas de « carrière de joueur » pour ces esportifs ? (Berry, 2012 ; Coavoux, 2010).

Pour répondre à cette problématique je m’appuie sur un travail de mémoire que j’ai réalisé ces deux dernières années. Dans le cadre de cette recherche j’ai observé les carrières de joueurs d’un jeu vidéo compétitif : League of Legends (LOL). À partir d’observation auprès d’équipes et d’organisations amateures, de plusieurs entretiens avec 9 joueurs compétitifs, un coach et une responsable de structure, mais aussi d’un questionnaire (580 réponses), j’ai pu mettre en avant des similitudes dans les carrières des joueurs de LOL atteignant les plus hauts niveaux de performance au sein du jeu (représentés dans cette recherche uniquement par le classement individuel affiché par les joueurs) notamment dans la matérialisation de leur apprentissage et de leur recherche de performance.

Dans une première partie je vais focaliser l’analyse grâce à deux portraits de joueurs, que l’on peut qualifier de joueurs de l’élite amateure française : Tsiblic et Yann (Ayant participé en 2021 et 2022 à la compétition de plus haut niveau français amateur permettant de se qualifier à la LFL 2 : la seconde division professionnelle de LOL en France). Il s’agira de mettre en évidence leur parcours commun avec le reste de l’échantillon : un environnement familial favorable à la pratique des jeux vidéo, une inscription de cette pratique dans les sociabilités juvéniles puis au sein de sociabilités numériques (Berry, 2016). Mais aussi de ce qui les différencie des joueurs n’ayant pas atteint les mêmes niveaux de performances notamment autour de leur rapport à l’apprentissage dans les loisirs, leur autodidaxie et leur capacité de mise à distance du jeu afin de « ne pas jouer juste pour jouer » et de leurs possibilités matériels, sociales et géographiques à s’investir fortement dans la pratique au passage du lycée aux études supérieures.

Dans un second temps, et en se référant aux analyses des carrières sportives par Faure et Bertrand, nous verrons que les carrières des joueurs de LOL diffèrent peu sur certains points. Je soulignerai ainsi l’importance, dans une situation ou dans l’autre, que les institutions familiales et scolaires jouent dans le devenir et l’ambition professionnelle des compétiteurs vers le haut niveau. Il est aussi important de souligner l’impact des sociabilités liées à la pratique sur l’identification d’eux-mêmes des individus comme joueurs compétitifs. À la manière des communautés de pratique de Wenger (2005), ces joueurs font l’apprentissage de la recherche de performance comme norme notamment et la développent au centre de leur pratique au sein de leur groupe de pratique. Enfin je mettrai en évidence que la principale différence entre les carrières tournées vers la performance du sport et de l’esport est dû à la présence d’une institution forte structurant les carrières des sportifs autour d’un modèle prédéfini dès le plus jeune âge des pratiquants face à la construction de carrière d’esportif basée en grande partie sur l’autonomie des joueurs dans leur processus d’apprentissage et de recherche de performance.

Ainsi ce travail montre que malgré le fait que l’esport n’a (actuellement) pas d’institution aussi forte que dans le sport traditionnel pour structurer et organiser la pratique dès le plus jeune âge des individus, il existe bien des « carrières de joueurs de jeu vidéo compétitifs ». Si les étapes ne sont pas structurées par une institution ayant un fort impact socialisateur comme dans le sport, j’ai pu tout de même en identifier dans le cadre des joueurs de jeu vidéo compétitif de haut niveau. De plus si les étapes de la carrière d’un esportif renvoient aux observations de Becker (Exploration de la pratique, maîtrise de cette pratique et maintient dans cette pratique (1985)), on voit tout de même, à travers les travaux de Faure et de Bertrand sur les carrières de footballeurs et de danseurs, en quoi elles diffèrent des carrières sportives en ce qui concerne notamment l’impact d’une institution aussi prégnante que dans le sport.


Becker, H. S. (1985). Outsiders : Études de sociologie de la déviance. Éditions Métailié.

Berry, V. (2012). L’expérience virtuelle : jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo. Presses universitaires de Rennes.

Berry, V. (2016). 3. Des groupes de joueurs aux groupes « de potes » dans les jeux en ligne. Dans : Olivier Martin (éd.). (2016). L’ordinaire d’internet : Le web dans nos pratiques et relations sociales (pp. 58-82). Armand Colin.

Bertrand, J. (2011) La vocation au croisement des espaces de socialisation. Société comtemporaines. Presses de Sciences Po.

Bertrand, J. (2012) La fabrique des footballeurs. La Dispute.

Coavoux, S. (2010) La carrière des joueurs de World of Warcraft. Dans : Craipeau, S., Genvo, S. et Simonnot, S. (2010). Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Presses Universitaires de Nancy, pp.43-58.

Darmon, M. (2008). La notion de carrière : un instrument interactionniste d’objectivation. Politix, 2(2), 149-167.

Elias, N., & Dunning, E. (1986). Sport et civilisation. La violence maîtrisée. Fayard.

Faure, J.-M. et Suaud, C. (1999) Le Football professionnel à la française. PUF.

Faure, S. (2003) Chapitre 9. Apprentissages et motricités de la danse chorégraphiée, dans : Kail, M. (éd.). (2003). Les sciences cognitives et l’école. Presses Universitaires de France, pp. 415-442.

Lahire, B., et al. (2019). Enfances De Classe De L’inégalité Parmi Les Enfants. Seuil.

Pasquier, D. (2005). Cultures lycéennes : La tyrannie de la majorité. Autrement.

Renard, F.  (2013). « Reproduction  des  habitudes »  et  déclinaisons  de  l’héritage. Les  loisirs  culturels  d’élèves  de troisième. Sociologie, 4(4), 413.

Ter Minassian, H., Gerber, D., Colon de Cavarjal, I., Boutet, M., Triclot, M., Coavoux, S., Rufat, S., Berry, V. et Zabban, V. (2021). La fin du Game ? Les jeux vidéo au quotidien. Presses Universitaires François-Rabelais.

Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratique. Presses Université Laval.